J'ai écouté hier soir la prestation du Président de la République. Ma première réaction à l'écouter a été « il est bon » ; calme, pédagogique, équilibré, intelligent. D'une certaine manière, je ne renie pas cette impression, que beaucoup ont du avoir. Mais un peu de réflexion suggère quelques remarques.
Comme l'arrivée au pouvoir de Pétain en 1940 à la suite de la victorieuse offensive allemande fut une « divine surprise » pour une large part de la bourgeoisie, chaque crise est une opportunité pour certains : cela permet de « justifier » le transfert de plus de valeur vers les plus riches, ceux-ci devant conserver leur compétitivité alors que le peuple peut bien se serrer un peu plus la ceinture ; la seconde opportunité est le discours de l'irremplaçable rempart contre l'adversité.
Le Président a dit que les banques et les spéculateurs avaient fait « n'importe quoi » en sorte de provoquer la crise des subprimes. Je pense qu'une autre analyse est plus pertinente : ces acteurs – puissants, « honorables » et honorés et non quelques margoulins – ont utilisé une situation où une large partie du peuple américain ne pouvait plus se loger qu'en se finançant par l'anticipation de l'augmentation perpétuelle des prix immobiliers ; ces acteurs ont prélevé une large part des efforts du dit peuple américain, jusqu'au moment où les prix ont cessé de monter (les vieux boursiers disent que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel) et où ils n'ont plus pu rembourser leurs échéances. Ce n'était pas « n'importe quoi » mais l'exploitation efficace à court terme d'un déséquilibre systémique. En dévalorisant la rationalité de ces acteurs (n'importe quoi), on fait l'économie d'une vraie critique de leurs comportements.
Une seconde question est : deux mesures prises naguère par les socialistes sont présentées comme responsables de notre relatif déclin par rapport à l'Allemagne : la retraite à soixante ans et les trente cinq heures. S'il est clair que l'allongement de la durée de la vie exige celui des cotisations et que cette constatation n'empêche en rien d'autres facettes de l'évolution du système de retraites, comme la prise en compte de la pénibilité, la réduction du temps de travail a eu et a toujours plusieurs justifications : l'augmentation de la productivité du travail peut être utilisée de plusieurs manières : augmenter les dividendes versés aux actionnaires, augmenter les revenus des travailleurs, faciliter la formation, exiger moins de temps dédié à l'économie marchande pour en laisser davantage aux autres aspects de la vie, y compris dans l'économie non marchande de services, de culture, d'entretien du patrimoine familial, enfin mieux répartir le travail marchand vers des personnes sans emploi et cependant qualifiées. Si l'on peut discuter l'opportunité de la réduction du temps de travail à tel moment de l'évolution économique – que ce moment soit dans un cycle ou dans une évolution de fond, que l'on appelle alors systémique – nous continuons à préférer un avenir où l'on gaspille moins et travaille moins dans la sphère de l'économie marchande à un avenir de perpétuelle fuite en avant avec réduction perpétuelle et irréversible du temps et de l'espace laissé aux valeurs non marchandes. Ne vous y trompez pas : l'économie marchande n'est pas pour nous le diable, mais, pour continuer la métaphore théologique, son service peut ne pas être la seule source de nos « Allah akbach ».
Il reste que la dette est excessive, et que le Président a raison de dire que la grande ancienneté du dernier budget français équilibré est clairement à déplorer. Si la « règle d'or » interdisant tout déficit est une stupidité, le maintien de déficits permanents même quand le cycle économique est en phase positive n'est plus soutenable, dont acte. L'introduction des BRICS dont la Chine dans nos créanciers signe la fin de la domination économique exclusive de l'occident. L'attention que pouvons porter avec raison aux positions de Joseph Stiglitz ne justifie pas de tenter de vivre durablement au dessus de nos moyens.
Mais qu'est-ce qui explique ce consensus mou entre tous les gouvernements des trois dernières décennies ? A mon humble avis, ces gouvernements n'ont trouvé que cette « méthode » pour concilier le soutien – ou la non agression – envers les « marchés » c'est à dire ceux qui ont accumulé les profits acquis par l'extraction d'une part croissante de la plus-value créée par le travail, et le peuple qui conserve dans nos imparfaites démocraties un pouvoir de sanction des gouvernants : les inégalités s'accroissant, surtout lorsque la Droite gouverne, la seule manière relativement aisée de modérer la colère potentielle du peuple est de financer par la dette diverses mesures mettant quelque baume sur ses plaies.
Jusqu'au moment où le pouvoir ainsi abandonné aux marchés devient incompatible avec les dépenses dites de « état providence ». Les agences de notation ne sont bien sûr que l'instrument de mesure des « marchés ». La lutte contre la dette, qui peut d'une certaine manière être l'objet d'un consensus entre la gauche et la droite est essentiellement un Janus à double face : d'un coté, elle satisfait les marchés qui craignent l'incapacité des États d'assumer les remboursements (intérêts et principal), d'un autre coté elle est une manière de se libérer du poids des remboursements et du pouvoir des créanciers. Une manière ou la manière ? Plusieurs bons esprits pensent que l'on ne pourra à terme que dégrader la valeur de cette dette, d'une manière ou d'une autre. Une certaine Ségolène Royal – qui existe encore – remarque que l'Argentine des deux Kirchner a réussi à effacer une partie de sa dette et n'en est pas morte. Sarkozi-Merkel ont réussi cette fois-ci à vendre aux banques que mieux valait abandonner volontairement la moitié des créances grecques que risquer d'en perdre la totalité. Je ne sais plus quel commentateur « s'amusait » en remarquant que si tous les États occidentaux abandonnaient volontairement le triple A, les prêteurs ne pourraient pas les punir tous en montant à des taux d'intérêt à deux chiffres.
Pour ma part, je pense qu'il faut jouer sur trois cordes : réduire la dette en empruntant moins, réduire la dette par une forme ou une autre de dégradation de son en-cours, enfin ou surtout, réduire la nécessité de l'emprunt en réduisant les inégalités que l'on camoufle ou soigne par l'endettement.
Le Président actuel ne choisit pas un discours ultra-libéral disant que la seule solution est « plus de marché » comme le candidat texan aux primaires Républicaines des États-Unis ; il reconnaît même des excès de gains (les traders, tiens, ce sont aussi des salariés) ou des spéculateurs. Vraisemblablement, un discours ultralibéral ne tiendrait pas face à l'écoute de l'opinion au discours de gauche, et il y a aussi la tradition gaullienne qui n'admet pas facilement l'effacement des responsabilités de l’État. Mais il est très modéré dans cette critique et n'évoque pas la possibilité d'un excès autre qu'anecdotique et caricatural dans les inégalités. Il est aussi possible que cet homme ne soit pas sur le fond convaincu de la nécessité du renard libre dans le poulailler libre.
En revanche, il insiste sur le thème « c'est moi ou le chaos ». Ceci appelle deux remarques : la première est que je pense que François Hollande est capable, y compris compte tenu de son entourage, de sa propension à la synthèse ayant parfois une odeur de compromis, y compris compte tenu de ses promesses, y compris compte tenu du PS, de faire face à la crise, et ceci, je pense, en jouant sur les trois leviers que je viens d'évoquer. La seconde est que la posture d'homme providentiel du Président actuel n'est pas acceptable. Les décisions difficiles n'exigent pas le pouvoir personnel mais au contraire le débat démocratique ; certes il faut distinguer les décisions d'orientation qui exigent le débat et les décisions opérationnelles, qui nécessitent la réactivité.
Madame Merkel accepte de fait le contrôle de son parlement, seule instance démocratique européenne à être consultée à chaud. Est-ce acceptable ? Bien sûr que non. Il faut à l'évidence construire (et non reconstruire) un processus démocratique de contrôle a priori des orientations économique, voire de contrôle a posteriori des décisions opérationnelles d'urgence ainsi qu'un exécutif capable d'action avec une constante de temps se comptant en jours sinon en heures et non en mois.
Les moyens sont multiples : construire un exécutif européen dans une géométrie adéquate – assurément avec les pays en comprenant la nécessité – et construire une instance démocratique d'orientation et de contrôle adéquate, qui est assurément un mélange entre l'assemblée européenne et le conseil des chefs de gouvernement concernés. Personnellement, je donnerais plus de poids à la première qu'au second, mais là n'est pas l'essentiel.
Est-ce un abandon de souveraineté ? Pour l'essentiel, assurément non : c'est le transfert d'une part de « souveraineté » des marchés irresponsables (d'un point de vue démocratique) vers un espace certes plus large que la Nation mais contrôlé démocratiquement. Les efforts fusionnels bilatéraux avec l'outre-Rhin ne peuvent être qu'un point de passage transitoire, au demeurant non sans danger.
Les « Lois de l’Économie » nous laissent-elles une réelle liberté, un réel espace pour décider de notre devenir, comme peuple, comme habitants d'une planète aux ressources limitées ? Ou ne pouvons nous décider démocratiquement que de la frimousse d'un « chef » (ou d'une cheffe) dont le rôle est de nous rappeler les lois de l'économie vues comme des lois de la nature ?
En quelques mots : les « lois de l'économie » de la vulgate néolibérale, présentées comme des lois de la nature, ne régissent qu'un « homo oeconomicus » rationnel calculateur qui n'est pas l'homme réel. Les économistes compétents actuels le savent.
Je vous suggère à ce sujet la lecture du livre « Les vraies lois de l'économie » de Jacques Généreux (professeur à Sciences Po), publié chez Point en 2005, coûtant 9 euros, lisible avec un peu d'effort et beaucoup de plaisir par toute personne ayant le niveau culturel d'un lycéen. On y lit par exemple la remarque qui suit, page 52 : « La victoire politique du néolibéralisme ne peut s'afficher comme une victoire des puissants sur les faibles, des riches sur les pauvres. Il lui faut donc maquiller sa victoire politique en nécessité scientifique pour décrédibiliser et décourager la contestation. »
Cette croyance dans les Lois indépassables établissant la domination économique ignore des facteurs essentiels des lois de l'économie parmi lesquelles les institutions, les croyances et les comportements ; les uns comme les autres peuvent bouger et bougent en effet. La croyance dans les lois de l'économie comme lois naturelles indépassables – comme les lois de Newton régissant la chute des pommes – est une des sources d'une forme de cynisme désespéré d'une part du peuple, voire de chacun d'entre nous, qui ne croit pas à la possibilité d'un changement autre que cosmétique. Le Président actuel n'est pas primaire de ce point de vue ; il n'est donc pas sans objet d'avoir une forme de débat avec lui ou les idées qu'il porte et représente. Mais avec quelques précautions, il tient le discours du réalisme incontournable de la nécessité de se soumettre aux lois des marchés. Pas nous ; pas aux lois qui n'en sont pas.
Ce Monsieur a été moins convaincant s'agissant des problèmes de quelques-uns de ses proches. Son respect affiché de la Justice serait plus crédible sans son pouvoir sur le processus d'accusation.
Voir aussi un entretien avec F.H. après l'intervention de N.S.
Voir aussi un entretien avec F.H. après l'intervention de N.S.
Écoutons les petites ou les grandes musiques et conservons les yeux ouverts ainsi que les neurones actifs.