lundi 5 décembre 2011

Dialogue sur la dette, la démocratie et l'Europe


Un lecteur nous écrit, en réaction à la phrase d'un message « nous ne pourrons pas continuer à vivre durablement au-dessus de nos moyens » la réaction suivante : «  Diable il faut le dire à celles et ceux qui s'expriment dans les journaux du SPF, de la Fondation abbé Pierre et du secours catholique et qui représentent les dix millions de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté dans ce pays. Regardez bien les chiffres, tous les chiffres, de ce pays depuis 2002 ». Je le remercie pour sa remarque qui me permet de préciser et en même temps je suis gêné d'avoir pu laisser poindre un tel malentendu ; « nous » peut avoir plusieurs sens et quand je dis « nous », j'inclus parfois les pauvres en effet, mais pas lorsqu'il s'agit de se serrer la ceinture. Précisons.
Lorsque je dis «  nous ne pourrons pas continuer à vivre durablement au-dessus de nos moyens », je parle de notre endettement croissant, au niveau de l'état, de certaines collectivités locales, de certaines entreprises (des PME surtout), de nombreux « ménages », pas les plus riches bien sûr. Il faut distinguer deux questions : « d'où vient cet endettement ? » et « faut-il vraiment le réduire, et comment ? ».
Pour la première question, il y a, je crois, deux sortes de causes corrélées : la première est que, vraisemblablement dans le contexte de l'effondrement soviétique (ce régime s'était perverti y compris dans sa structure sociale et avait aussi perdu ce qu'il a eu d'efficacité) et de la menace qu'il constituait malgré tout, dans le contexte d'une forme ambiguë mais réelle de ralliement de la Chine au capitalisme, une large part de ceux qui contrôlent l'économie parce qu'ils détiennent les capitaux ont réussi à drainer une part sans cesse croissante de la richesse vers eux même, en sorte que les États et beaucoup de ménages – les pauvres mais aussi une part croissante de la « classe moyenne », parmi lesquels de nombreux travailleurs salariés ou indépendants – n'ont plus le sou. Pour faire simple, les riches ont rassemblé l'essentiel des richesses. Cela se voit par exemple, comme le fait remarquer Frédéric Lordon, au fait que c'est Vinci qui peut payer (et le fait) pour restaurer Versailles, et j'ai un cousin qui, luttant au niveau international contre le tabagisme, est maintenant financé par Microsoft (la fondation, bien sûr). Les autres sont endettés et parfois ne peuvent plus payer. Surtout lorsque, parce qu'ils sont en difficulté, les taux d'intérêt auxquels ils sont soumis explosent. Pourtant, « les riches » ne peuvent continuer à s'enrichir que si les autres continuent à rembourser et à emprunter ; ils ont aussi un petit problème. Mon propos n'est pas ici de parler d'économie, mais simplement d'exprimer que la « crise » est systémique, en ce sens que les riches ne peuvent continuer leur rôle qu'à la mesure du serrage de ceinture des autres, ce qui se heurte à quelque résistance. Non pas que nous soyons dans un jeu à somme nulle (ce que gagnent les uns est perdu par les autres), mais parce que la croissance semble bien maintenant exiger l'appauvrissement de la majorité, si on continue dans cette logique. On en reparlera. Une part des « riches » qui nous concernent sont chez nous, en France, une part à moitié ici (mais fiscalement ailleurs), une part ne sont pas du tout ici. Lorsque je dis : «  nous ne pourrons pas continuer à vivre durablement au-dessus de nos moyens », cela exprime une analyse, non un désir. Nous devons changer « nos moyens », les retrouver, en diminuant le poids de la dette. Ce « nous » inclut la grande majorité de nos concitoyens (et même des habitants de ce pays). Et on risque, en effet, si on ne modifie pas la cause du problème, à « devoir » continuer à réduire le « train de vie » y compris des pauvres. En termes d'objectif et pourquoi pas de désir, nous ne pouvons accepter l'appauvrissement de la majorité. Nous pouvons accepter l'effort, la lutte contre le gaspillage, nous pouvons accepter des comportements rigoureux, mais pas la continuation sans fin de l'enrichissement des riches au prix de l'appauvrissement des pauvres et autres français moyens. Et c'est vrai : c'est souvent en écoutant les grandes associations de solidarité que l'on est informé de la réalité sociale. Alors que faire ? Pour beaucoup, y compris dans le peuple, ou les peuples européens, il y a un problème économique, il faut donc donner les rênes, tous les rênes à ceux qui maîtrisent l'économie, aux gens compétents : aux riches. Les entreprises évitent de payer les charges sociales ? On stigmatise ceux qui simulent une grippe pour toucher une semaine d'allocations. Pendant la grande crise, on a stigmatisé à New-York une dame qui venait en vison à la soupe populaire ; cette dame, divorcée, n'avait plus de quoi se chauffer et à peine de quoi manger ; même avec cinquante pour cent de pauvres, « on » en trouvera toujours assez qui ne méritent plus de vivre, seulement de survivre ; et encore...
Une seconde cause de notre endettement est notre capacité à gaspiller même quand nous ne sommes pas riches ; certes en partie à cause de la pression commerciale, de l'obsolescence organisée des objets, de tous ces trucs jetables et non durables. Mais ce n'est pas seulement de la faute des autres : nous pouvons aussi, si nous ne sommes pas trop bêtes ou fashion victims, habiter des maisons un peu plus chères à l'achat mais moins coûteuses sur toute leur durée de vie, cesser d'être des consommateurs suivistes, voire compulsifs, d'être des hommes sandwich de marques prestigieuses, y compris quand nous sommes pauvres. Les nouveaux logements sociaux à Paris sont plus « durables » que bien des logements de standing. Limiter le gaspillage des riches est aussi une bonne chose. Pourquoi les deux causes (concentration des créances dans peu de mains et gaspillage) sont-elles corrélées ? Parce que les maîtres du Marché ont besoin de voir croître leurs ventes, que ce soit utile et compatible avec la planète ou non.
La question est : pouvons nous accepter un effort pour ceux qui le peuvent encore, dans l'espoir d'arrêter cette machine infernale ? Le Président sortant (qui fait effort pour rempiler, bien sûr) a évoqué il y a quelques années la possibilité ou la nécessité de « réformer le capitalisme ». Les paradis fiscaux vont toujours bien, merci, et on passe à autre chose : l'effort de « tous ». Les socialistes et autres personnes de centre gauche disent parfois « bien sûr, il est hors de question d'exproprier les créanciers ». La méthode traditionnelle d'expropriation des créanciers, l'inflation, pose il est vrai de graves problèmes. Mais nous ne pouvons accepter la liquidation des marges de manœuvre des États, l'appauvrissement sans fin des pauvres, l'entrée d'une part des classes moyennes et des travailleurs (encore une fois, salariés ou non : paysans indépendants par exemple) dans la pauvreté. Je pense que l'on n'évitera pas la dégradation des créances et qu'il n'est pas dramatique mais nécessaire de les dégrader. A condition qu'ils n'aient plus les moyens de nous couper les vivres. Comment réduire la dette et notre dépendance des créanciers ? Les Rois européens faisaient parfois expulser ou embastiller certains créanciers. Il nous faut conquérir – plus que reconquérir – une économie où ce qui n'est pas consommé tout de suite peut être contrôlé, au moins en partie par des gens qui pensent au bien commun, pas par des prédateurs, pas non plus par des commissaires politiques. Il nous faut un autre système bancaire. Il nous faut une autre fiscalité. Même les sociaux-démocrates doivent réfléchir. Il reste du travail. L'entreprise sociale et solidaire n'est peut-être pas qu'une marge sympathique ; elle peut aussi contribuer à nous sortir de l'étranglement par les créanciers. Prendre d'assaut l’Élysée avec des manifestants indignés n'est pas la solution (quoique manifester puisse être pertinent). Ce que font les allemands est loin d'être toujours un modèle, mais examinez le comportement de Volkswagen : ils ont une Région (un Land) dans leur capital, ils n'externalisent pas, ils pratiquent un certain dialogue social. Nous ne devons pas bêler ou désespérer mais travailler à trouver le chemin d'un autre monde et nous y engager ; nous n'avons pas le choix. Pour moi, une grande partie de la solution est l'extension du domaine de la démocratie, non pas sa réduction. La démocratie dont je parle n'est pas la démagogie : elle est l'effort, l'intelligence, la responsabilité, le respect.

Dans ce dialogue, vient ensuite la question des institutions ; notre interlocuteur dit : « Vous avancez également que pour faire face à "La crise" actuelle il faudrait mettre en œuvre plus d'Europe par "une nouvelle organisation européenne à construire" bénéficiant d'un "contrôle démocratique". Diable, vous avez vécu en USSR... Quand j'entends les mots "contrôle et démocratique" je sors mon "1984" actualisé... Je ne crois ni au bon temps de la R. Démocratique A. d'hier et ni aux contrôles des quartiers par le peuple en Chine actuelle... Mais vous avez raison une nouvelle organisation mondiale est à imaginer. Je ne crois pas à une solution européenne seule, à l'époque où se heurtent les impérialismes américains et chinois, les fondamentalismes musulmans, chrétiens et juifs, et les pays émergents contre une Europe immergée dans ses nationalismes résurgents... »
La question du « contrôle démocratique » se pose en effet. Une des raisons du relatif désamour des peuples envers l'Europe est la distance entre les citoyens et les centres de décision européens, l'autre, corrélée, étant leur complexité, qui les rend peu intelligibles et parfois inefficaces. Je ne développe pas, et en conséquence je caricature un peu : l'essentiel du pouvoir en Europe repose maintenant dans les mains d'une poignée de chefs d'exécutifs de pays membres, qui naviguent entre les intérêts communs, les intérêts nationaux et leurs intérêts politiques personnels. Je devrais dire « intérêts et contraintes » plutôt qu'intérêts. Ils ne sont pas élus sur un programme ou même un discours concernant l'Europe. Les citoyens français, par exemple, commencent seulement à entendre quelques paroles britanniques ou allemandes, et on a du mal à percevoir dans les discours de N Sarkozy, par exemple, ce qui s'adresse aux peuples d'Europe.
Je pense donc deux choses : d'abord qu'une large part de nos problèmes ne peut se résoudre qu'au niveau européen et que les postures de conservation de souveraineté n'ont de sens autre que démagogique que lorsqu'elles exigent un mandat démocratique pour l'Europe ou concernent des questions locales, au sens de nationales ; ensuite que les détenteurs du pouvoir politique en Europe doivent être mandatés par les peuples à cet effet et non comme un sous-produit de leur mandat national. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes personnes qui sont compétentes et adéquates aux différents niveaux. Nous avons actuellement une assemblée européenne, mais elle a peu de pouvoirs quoique maintenant non négligeables. La commission n'est pas élue. Ce n'est pas le moment d'indiquer les bonnes structures mais une chose est claire : confier le pouvoir au niveau capable de traiter les problèmes est la seule voie pour les traiter et ce niveau doit être élu par les peuples à cet effet. J'appelle contrôle démocratique au minimum le couple classique du contrôle par délégation : contrôle a priori par mandat électif, contrôle a posteriori par l'élection suivante qui fonctionne parfois comme un vote sanction : les électeurs confient le pouvoir, puis le retirent parfois. Ce mode de contrôle par délégation, que j'estime avec bien d'autres insuffisant parce qu'il peut fonctionner comme une boite noire, est le minimum en deçà duquel un pouvoir ne peut être qualifié de démocratique et ne peut être en effet qu'une navigation tortueuse et peu intelligible entre des intérêts distincts. La remarque de mon interlocuteur sur le « contrôle » à la mode RDA, pourquoi pas à la mode Libyenne Kaddafiste, me paraît inadéquate et ce n'est pas à ces types de contrôle que nous nous intéressons, cela va mieux en le disant ; quand je pense à 1984 revisité, ce n'est pas le PS que je crains le plus. Ces « contrôles », que je rassemble pour ma part sous le terme de « commissaires politiques » se sont avérés de multiples fois dans l'histoire comme séparés de la société civile, ne prenant leur légitimité que par cooptation et nomination depuis le sommet d'un appareil, parfois animé a priori de bonnes intentions, mais glissant toujours, parfois sans délai, vers le service d'une forme ou une autre de nomenclature qui instrumentalise une idéologie ou au moins un discours ; une sorte de clergé dévoyé. Nous ne voulons pas de Parti dominant, nous voulons une société civile libre et multiple, au même titre que nous ne voulons pas être dominés par le groupe ou la classe, comme vous voudrez, de ceux qui ont réussi à rassembler sous leur contrôle une part dominante des moyens financiers de l'humanité et par là du pouvoir. La démocratie n'est pas un acquis évident : elle doit être réinventée, sans faire table rase, a minima pour compenser sa dilution dans le pouvoir de l'argent, a maxima pour choisir ensemble ce que nos destins peuvent avoir de commun. Réinventée sans cesse ? Peut-être ; maintenant, assurément.
Dernière question soulevée : l’Europe est-elle vraiment importante au moment de la confrontation Amérique – Chine ; au moment de l'émergence des Brésil-Russie-Inde-Chine ? Certes, l'avenir du monde se joue maintenant dans la reconfiguration du rapport Occident – BRICS, qui n'efface pas complètement le rapport Nord-Sud (par exemple, la plupart des arabes n'est ni en occident, ni dans les BRICS). Certes la France peut faire entendre une voix, la sienne, dans ces deux confrontations, l'une tendant à supplanter l'autre et elle peut gérer elle-même ses fromages exceptionnels. Mais le lieu naturel où nous pouvons compter et agir dans ces dialogues et ces tensions ne peut être que l'Europe. Lui transférer des pouvoirs peut et doit se faire comme un progrès démocratique si la dite démocratie intervient à deux moments : au moment du transfert de pouvoir et dans l'exercice ultérieur du pouvoir. Et il est maintenant clair que nous ne voulons pas décider démocratiquement de perdre le contrôle du peuple sur les « décideurs » européens ; il faut donc dessiner le fonctionnement démocratique de l'Europe avant de décider non moins démocratiquement de lui confier les pouvoirs que nous ne pouvons exercer localement. La méthode qui consiste à lui confier des pouvoirs dans l'urgence et à ajuster plus tard le fonctionnement démocratique ne peut être acceptée.
C'est un mode de dialogue. On peut en trouver d'autres.