Y a-t-il un débat à gauche ?
concerne-t-il tous les progressistes ?
tous les
humanistes ?
tous les républicains ?
Je lisais ce matin une note
d'Olivier Ferrand, que je vous propose de lire également. Cette
note est à mon avis intéressante, parce qu'elle dit des choses
justes, mais atténue cependant une part du discours classique de la
gauche et par suite s'y oppose en creux, avec modération bien sûr.
Citons O.F. :
On assiste aujourd’hui
à une recomposition du paysage politique qui se structure moins
exclusivement qu’auparavant sur les questions économiques et
sociales, mais aussi désormais sur les questions « culturelles »,
identitaires (identité nationale, immigration, place de l’islam
dans la République, etc).
On peut citer d'autres éléments, mieux vaut lire
l'ensemble, on ne perd pas son temps.
Ce discours suggère une réflexion, qui est pour
moi plus qu'actuelle : fondamentale. Quelle question
est ainsi posée ? Cette question est-elle une simple
interrogation, est-elle un clivage potentiel ? Qui
concerne-elle ? Qu'est-ce que j'en pense ?
La question identitaire
O.F. explique que le vote des Français pour
François Hollande et donc le désaveu de Nicolas Sarkozy est pour
son conseiller Patrick Buisson une « défaite à la Pyrrhus »
parce que l'élection a certes été perdue pour lui et son camp,
mais l'on assiste déjà à un glissement de la Droite d'un
positionnement centre-droit, nettement séparé du discours
nationaliste et proche du discours démocrate-chrétien traditionnel
vers un discours de Droite dure, que l'on peut nommer UMPFN, un peu
comme les Républicains américains se sont « droitisés » ;
merci Nicolas. C'en serait donc fini de l'UMPS comme lieu de débat
républicain entre des gens certes adversaires mais partageant
cependant quelques convictions de base. L'UMP va-t-elle devenir UMPFN
ou se recentrer sur des valeurs disons plus classiquement
républicaines ? Va-t-elle éclater et se disputer les
dépouilles après les Législatives ? Je ne sais pas. On
avisera.
Concentrons nous un instant sur la question
identitaire. Je ne suis peut-être pas le mieux placé étant né à
Bruxelles, de deux parents français, avec une grand-mère italienne,
une enfance belge, des études en France, une carrière
professionnelle en partie à l'étranger (Italie, Russie, Allemagne,
Angleterre, États-Unis), j'ai une sœur en Californie, un cousin à
New-York, je lis chaque semaine quelques dizaines de pages de la
presse anglo-saxonne ainsi que Courrier International. Je
connais moins bien l'Asie et l'Afrique, mais y ai passé plus d'un
trimestre, surtout en Asie, cependant (Inde, Chine, Japon). Je
connais le conflit flamands-wallons. J'ai connu des protestants qui
avaient encore les lampes sourdes qu'utilisaient leurs ancêtres pour
aller prier au « désert » en cachette ; en France.
J'ai lu beaucoup de textes chrétiens, quelques uns d'autres
religions, pas toutes de la trilogie monothéiste. Lorsque, jeune, je
prenais part aux réunions de l'Action Catholique, nous ne
considérions pas notre religion comme une affaire purement privée :
nous étions concernés par nos comportements de citoyens ; sans
vouloir imposer la Loi de Dieu. Je parle avec des gens de plusieurs
cultures, y compris politiques, y compris religieuses. J'ai donc
aussi une vue sur l'immigration, sur l'émigration, sur quelques
épurations ethnico-religieuses pas toujours soft,
pas toujours lointaines. Je suis Français, pas par le lieu de
naissance, mais par les gènes et la culture, par l'amour de la
France, par l'adhésion à ses idéaux, notamment l'égalité. Je ne
connais pas bien plusieurs autres régions du monde, mais je sais
qu'elles existent et ont des citoyens intelligents sur plusieurs
sujets identifiés ; l'Australie par exemple. Après tout,
quelques relations avec « les autres » donnent aussi un
peu de recul.
Il y a eu et il y aura encore bien des discours
stigmatisant les gens d'autres cultures, nomades ou sédentaires,
musulmans amalgamés comme immigrés même s'ils sont ici depuis
trois générations, même s'ils sont Français. Il y a bien parfois
de subtiles distinctions entre Islam de France et Islam en France,
mais c'est trop subtil, pour beaucoup. L'intégration n'est pas
nécessairement, n'est pas toujours l'effacement des différences et
la négation des racines. Trop souvent, l'intégration ne fonctionne
pas bien ou pas assez bien. Une personne fiable m'a raconté avoir
entendu dans le bus une conversation entre de jeunes copines
apparemment d'origine maghrébine ; l'une d'elles venait de
déménager et les autres lui demandaient si elle était contente de
son nouveau logement. Oui, répondait-elle, mais on sentait une
réserve. Les copines insistant lourdement, elle a fini par dire « il
y a un peu trop de Français parmi les voisins »... Elle
n'était pas très à l'aise avec ceux-là ; à moins que ce
soient les voisins qui n'étaient pas tous très à l'aise avec elle.
Les beurettes peuvent avoir du mal à s'intégrer, par exemple
en avoir assez de la stigmatisation.
Je passe rapidement sur les questions
socio-économiques concernant l'immigration. On sait (quand on
regarde les études sur le sujet) que les immigrés non français
nous prennent fort peu du travail disponible ici. On sait aussi qu'en
période de crise - et Dieu ou Allah seul(s) savent combien de temps
ça va durer, autant dire qu'on ne sait pas -, on ne peut éviter de
modérer l'immigration légale et de combattre l'immigration
illégale, et on le fera. On sait aussi – ou plutôt peu de gens
savent, mais c'est ainsi – que l'immigration est beaucoup plus
faible en France que dans la plupart des pays occidentaux, Olivier
Ferrand le rappelle. On sait, si l'on prend le RER le matin avant
sept heures, que les gens de couleur que l'on côtoie ne vont pas
tous manger un couscous ou à la mosquée mais plutôt au boulot.
J'ai été chrétien ; vraiment ; je ne le
suis plus ; assurément. Ça ne m'a pas fait sombrer profond
dans le « matérialisme vulgaire ». C'est pas demain la
veille que je sera mahométan. Je n'apprécie pas l'ostracisme
persistant des Turcs envers les chrétiens, pour citer un exemple
relativement peu connu. Dans son âge d'or, l'Islam était ouvert aux
autres ; espérons que cela reviendra. Inutile de nous fermer en
attendant. Un grand nombre de musulmans sont morts pour la France. On
a le droit de croire ; beaucoup moins d'obliger les
autres à en faire autant. Politiquement, citoyennement,
soyons laïcs.
Le matraquage de divers « militants » de
droite ayant contrairement à leurs protestations tout l'accès
désiré aux médias étant ce qu'il est, bien des immigrés ne se
sentent pas bien ici, bien des Français pensent que ces fichus
étrangers sont responsables de nos maux. Ont-ils comparé les
chiffres des ressources utilisées par ces gens et ceux des
ressources partant vers les actionnaires un peu partout dans le monde
et même à Neuilly ou dans le Golfe ? Non, bien sûr. Ont-ils
des différends théologiques ? Pas très souvent, je crois.
Parce que les pauvres musulmans visibles, ils les voient et ils sont
différents, alors que les riches dans leurs quartiers sécurisés –
parfois musulmans - ils ne les voient pas, ou seulement sur la plage
dans la presse people. Parce que les chiffres ne leur disent
rien quand il s'agit de milliards d'euros, mais leur disent
quelque-chose lorsqu'il s'agit de centaines d'euros.
C'est vrai qu'il y a eu pas mal de gens d'origine
maghrébine à la bastille le 6 mai au soir ; beaucoup, des
Français le plus souvent – eux seuls ont voté parmi les musulmans
-, ont ressenti une sorte de libération ; moi, je suis
seulement allé boire un verre à Verrières. J'ai aussi ressenti une
vraie joie, un véritable espoir. Cela ne m'est pas venu à l'idée
d'aller agiter un drapeau, fût-il bleu-blanc-rouge.
Pourquoi proposer le vote des immigrés stabilisés
- depuis cinq ans par exemple - aux élections locales ? Parce
que ceux qui sont ici légalement depuis des années, paient des
impôts et des cotisations sociales, qu'ils soient destinés à
repartir ou à devenir Français ne doivent pas nécessairement
rester des sujets, comme l'a
rappelé Robert Badinter ; parce qu'ils peuvent
apprendre la démocratie, pas seulement en regardant la télé, mais
en participant eux même à la vie démocratique. Cela les
rapprochera de nous, qui nous souvenons parfois que nous avons même
élu des gens qui ne se souciaient guère de nous. Cela ne leur
ouvrira pas le droit à être élus. Nous ne sommes pas pour
l'isolement communautaire : personne n'a à y gagner. François
Hollande ne fera adopter cette mesure que si elle bénéficie d'un
large consensus, il a été clair à ce sujet.
Résumons : même si c'est pour beaucoup
une diversion évitant de porter le regard sur les vraies causes de
nos problèmes, la question identitaire a pris, de fait, beaucoup
d'importance. Nous devons assumer la question : être
nous-mêmes, respecter les Français d'origine ou de religion
différente, accueillir et respecter les immigrés légaux, maintenir
modérée l'immigration légale, lutter contre l'immigration
illégale, être ouverts aux autres, être patriotes, pas
nationalistes. La fermeture consiste à penser que nous seuls pouvons
adhérer à nos propres idéaux. Le patriotisme consiste aussi à
savoir que nos valeurs peuvent être partagées, peuvent intéresser
les autres, qu'ils soient européens ou africains ou qu'ils viennent
de plus loin.
Ceci ne fait guère débat à l'intérieur de la
gauche et la note d'Olivier Ferrand est claire, plus que mon propre
texte, sans doute. A vrai dire, l'essentiel est aussi partagé par le
centre et la tradition démocrate-chrétienne, disons les
républicains humanistes. Pas par l'UMPFN bien sûr.
Le débat plus ouvert – qui traverse souvent
chacun de nous – concerne d'autres sujets ; nous y viendrons.
La question socio-économique
Ce n'est pas du baratin : alors que le
capitalisme d'après guerre, que ce soit en Amérique ou en France,
pratiquait une certaine égalité ou plutôt modérait les
inégalités, disons dans la lignée du Fordisme, celles-ci ont
explosé à partir des années 1975, lors de la victoire de Reagan et
Thatcher, de l'émergence des Chicago boys (ces économistes
néo-libéraux). La part des salaires dans la valeur ajoutée des
entreprises de l'OCDE a baissé de 10 % depuis cette
« révolution conservatrice ». Lorsque j'ai dit cela à
la dernière réunion de Hervé Hocquard - merci pour son ouverture au dialogue -, il a répondu avec un zeste d'ironie ou d'incompréhension que je remontais bien loin. Pour comprendre, il ne suffit pas
toujours de se souvenir de l'an dernier. Les dettes publiques ont
explosé surtout parce que les impôts des riches ont été réduits ;
Nicolas Sarkozy y a fortement contribué. Ces riches ont gagné sur
les deux tableaux : d'un coté ils paient moins d'impôts, de
l'autre ils bénéficient des intérêts de leurs prêts aux États,
sans trop de travail ou de risque jusqu'à ce que ça ne marche plus
ou que ça ne « passe » plus. Et ils gagnent sur un
troisième tableau : comme créanciers importants, ils dictent
leur loi. C'est normal, une société où plus on est dans les
problèmes – pour être poli -, plus il faut payer d'intérêts aux
prêteurs, ça ne vous rappelle pas le système des usuriers ?
C'est normal une société où plus on est dans les problèmes, moins
on travaille par la vertu du chômage ? Vous savez que le temps
de travail réel des nations occidentales, immigrés compris, baisse
en ces temps de crises par la « vertu » du chômage et du
temps partiel ? En Allemagne, sans même prendre en compte
l'effet du chômage, la durée effective moyenne de travail est
passée de 31,6 heures par semaine en 2000 à 30,3 heures en 2006
(avant la crise des subprimes) et 30,05 heures en 2010. Ça
colle avec ce que l'UMP vous a expliqué ?
J'écris un peu, je lis beaucoup. Je suis en train
de lire « La zone d'inconfort » de Jonathan Franzen, un
des meilleurs auteurs américains actuels. Publiée en 2006, c'est
une autobiographie. Je vous la recommande. Les constatations
socio-économiques de cette semi-fiction n'en sont pas moins exactes
et saisissantes. Citons en une.
Page 23, je raccourcis
la phrase : « Le pays [les États-Unis] finit [en 2006]
dans un système où un pour cent de la population accapare 60 %
des revenus, c'était 8 % en 1975. »
Si vous voulez des chiffres très officiels sur
l'évolution de la dette publique américaine et de la distribution
des revenus, consultez le site
internet de la Federal Reserve. Il est parfois utile de ne pas se
contenter de regarder la télé et de remonter aux sources. Si vous
voulez savoir où en sont les revenus en France, consultez salaire
moyens. Si vous voulez voir l'évolution de nombreux indicateurs
en France, consultez l'open data
français. Il faut un peu de patience, mais on trouve, en
cherchant par exemple « dette publique » ou « revenu
des ménages ».
Quelles sont les clés de notre avenir ?
Jusqu'ici, pas de problème si j'ose dire. Personne
ne peut nier la réalité, on peut seulement la taire, ou parler
d'autre chose, des immigrés par exemple (encore que... le mensonge,
ça existe aussi). Mais ça se complique si l'on parle de l'avenir,
si l'on parle des avenirs possibles. A mon humble avis – mais je ne
suis pas le seul – on ne lit pas dans le marc de café, on ignore
si l'on va sortir de la crise, ou si vous préférez des crises à
rebondissements. Il est de plus en plus clair que compter sur les
seules politiques d'austérité ne nous permettra pas de sortir de
« la » crise, qu'il faut donc, comme le dit François
Hollande, chercher la relance, en plus d'une meilleure équité
fiscale et d'efforts d'économie. Il ne peut guère avoir tort sur
ces deux points fortement corrélés.
Là où ça devient plus incertain, c'est quand on
se pose la question suivante : « la ou les crises
actuelles sont-elles de nature cyclique, conjoncturelle, ou plus
grave, plus structurelle, plus systémique, pour employer
différents vocabulaires ? ». Autrement dit, est-ce qu'on
va retrouver la croissance et avec elle un niveau supportable
d'inégalités, un niveau supportable de revenus pour ceux qui
travaillent, par les mesures aujourd'hui prévues ? Est-ce que
cela suffira, par exemple, pour ne plus avoir de travailleurs
pauvres, de ceux qui doivent arbitrer entre un logement
décent, une nourriture saine et les soins nécessaires, pour ne pas
parler d'un bouquin de temps en temps ? Certains immigrés
africains entretiennent un village africain entier par le versement
Western Union d'une partie de leur salaire. La redirection d'un bonus
de plusieurs millions d'euros permet de sortir de la pauvreté
quelques milliers de personnes.
Là, il y a à gauche disons deux perspectives :
les uns pensent que François Hollande a raison d'être relativement
confiant, que le calme va revenir après la tempête, comme toujours.
D'autres pensent qu'il faut (il faudrait si vous voulez) une sorte de
métamorphose de nos sociétés, qui ne peut pas être dans un
seul pays, même pas le nôtre, pour sortir d'une « logique »
où le pouvoir économique est de plus en plus dans les mains de gens
qui ne pensent qu'à optimiser leurs profits, appelons les les
cupides pour simplifier ; qu'on ne peut compter seulement
sur l'État, qu'il faut encourager et faire émerger des agents économiques qui
fonctionnent dans une autre logique, en tenant compte de tous les
porteurs d'enjeux : ceux qui apportent des capitaux, ceux
qui travaillent, les États et autres collectivités démocratiques
(les Régions par exemple) représentant l'intérêt général,
notamment la société soucieuse de l'environnement et des ressources
à long terme, sans parler des clients. Ceci peut s'exercer par les
agents de l’Économie Sociale et Solidaire, notamment ; cela
peut être, cela doit être un lieu d'innovation de la gouvernance,
de la démocratie. Aussi par des réformes de la régulation et de la gouvernance des
entreprises « ordinaires », sans doute. Personnellement,
je n'en sais rien. Je ne suis pas le seul, malheureusement. François
Hollande et beaucoup de nos futurs Députés de gauche sont
favorables à l'ESS mais pensent sans doute que cela restera
minoritaire, voire interstitiel ou négligeable globalement, quoique
utile et sympathique. On peut aussi envisager non pas de « faire
défaut » sur la dette, mais d'imposer par le pouvoir
politique, probablement à l'échelle européenne, de ne rembourser
qu'avec un taux d'intérêts de 1 % les dettes anciennes, par
exemple de plus de cinq ans. Souvenez-vous que les banques empruntent
à 1 % à la BCE. Cette mesure n'est pas dans le programme de François
Hollande et il a peut-être raison ; peut-être ; pour ne
pas affronter le dragon de face et cela tout seul ; ce n'est pas
Saint Michel. Assurément nous devons nous libérer de la dette pour
reconquérir nos libertés collectives (on appelle aussi ça
« retrouver des marges de manœuvre ») et sans doute pas
mal de nos libertés individuelles ; tout le monde est d'accord
(je simplifie).
Deux visions possibles, donc, deux visions qui
coexistent réellement, à vrai dire : (1) rétablir
davantage de justice et d'égalité et compter sur la croissance, ou
(2) s'engager dans des transformations plus profondes, plus
structurelles. Et ne nous dites pas que les réformes
structurelles doivent être d'abord le détricotage de la protection
sociale ou de ce qu'il en reste. C'est le discours de Madame Merkel,
il est de moins en moins dominant. Il faut aussi plus de
mobilité, au moins dans nos têtes, certes. Une possible rechute grave dans la
crise nous placera devant un dilemme : rendre le pouvoir à la
Droite ou s'atteler à des changements plus profonds, s'il n'est pas trop tard. D'un mal peut
venir un bien. Mais rien ne nous empêche d'y travailler maintenant,
à cette métamorphose. Pour revenir à la lecture qui a déclenché
ce texte, Olivier Ferrand est plus proche de la première vision.
Tant pis : même ceux qui mettent plus de confiance – et de
désir - dans la seconde auront besoin de lui quand même. On n'est
pas prêts ? Il faudra bien se bouger quelques organes pour
sortir du cercle vicieux austérité – nouvelle crise –
inégalités qui explosent et deviennent... explosives. Tous les
déclassés ne vont pas se terrer indéfiniment. Les charités
publique ou privée peuvent être insuffisantes si la vision (1)
s'avère insuffisante.
S'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que la
« solution » que propose ou va proposer la droite n'en
est pas une. Cette certitude ne rassure pas.
Quelles relations pouvons-nous articuler entre ces deux visions ?
Voici la question annoncée, celle dont la réponse
n'est pas évidente : on peut avoir plusieurs attitudes face à
cette alternative.
L'une consiste à dire qu'un seul des deux termes de
l'alternative est réaliste. Le problème est qu'on ne sait pas très
bien lequel est réaliste, c'est à dire lequel permet de résoudre
le problème.
Une autre attitude consiste à transformer cette
interrogation en lutte politique – interne aux progressistes –
entre les partisans d'une démarche et ceux de l'autre. C'est
peut-être ce que l'on fera, mais j'imagine assez bien le résultat :
le retour de la nouvelle droite UMPFN. Même si retour et
nouvelle contiennent un paradoxe, cela peut se produire. A
moins que cette lutte ne soit surtout un débat.
Personnellement, je propose une troisième attitude,
qui n'est pas la moyenne arithmétique des deux précédentes :
reconnaître que nous ne sommes pas devins, travailler à
concevoir et commencer à mettre en œuvre une autre société (les
« lois » économiques dépendent aussi
de nos comportements collectifs et individuels, que nous pouvons
choisir plus qu'on ne croit), prendre dès maintenant le
plus possible de mesures réduisant le coté systémique
(disons profond) de
la crise à rebondissements, débattre et expliquer, se préparer à
de plus grands changements structurels. Pour revenir à un
capitalisme plus bienveillant ? Pour inventer une autre
société ? Pourquoi pas ? Les mots sont importants mais ne
sont pas tout et ne doivent pas nous empêcher de tirer dans le même
sens, concrètement. Voyez l'annexe, à la fin de ce message.
Parlons un peu de rêves,
justement. Le rêve américain, celui dont la droite
américaine revendique l'héritage, celui de familles libres
travaillant dans la saine compétition mais aussi dans la
coopération, sans État ou presque, ressemble plus qu'on ne croit au
rêve communiste, après le dépérissement de l'État, dans
la société sans classes. Ils ne le savent pas mais ces deux rêves
là sont libertaires et pourquoi pas. Le rêve de la charia, que je
connais moins bien il est vrai, me semble davantage ressembler au
rêve de l'autorité bleu marine ; intéressant paradoxe. Le
problème est que le rêve ultra libéral américain s'est transformé
et continue à se transformer en cauchemar de la dictature des
cupides. Le problème est que la dictature du prolétariat s'est
transformée en cauchemar de la dictature des apparatchiks, puis en
dictature de néo-féodaux, de capitalistes enthousiastes et de la
mafia. Le rêve français, Liberté-Égalité-Fraternité, quelque
peu incomplet en termes économiques, peut cependant rester le nôtre,
être partagé et approfondi. C'est aussi celui de la séparation des
pouvoirs, pas exactement celui du mépris des magistrats, celui où
les magistrats doivent obéir (à qui, grands dieux ?), travailler
plus vite et se taire. Il peut et doit être approfondi. Cela veut
dire aussi extension du domaine de la démocratie. On a besoin
de Direction (de chefs) pour cordonner les gestes, comme un
chirurgien ou une chef d'orchestre le font. Pas pour choisir les
grandes orientations : pour cela, la démocratie est une
meilleure perspective, y compris au sein des agents économiques ;
il faut travailler à son approfondissement, à ses méthodes
concrètes. J'ai fait allusion à la démocratie
délibérative, qui n'est pas exactement la démocratie
participative ; certainement pas le chèque en blanc ; on
peut faire mieux que déléguer le pouvoir à ses élus, bien que ce
ne soit pas facile ; et beaucoup mieux que se résigner au
pouvoir absolu des seuls actionnaires. On a besoin de maîtriser les
chefs, de les contenir dans le rôle de coordination des gestes qui
exigent la coordination. Les Législateurs, c'est autre chose :
leur rôle n'est pas d'être des chefs, ni de servir d'intermédiaire
pour accéder aux puissants, mais de faire la Loi ; pas
seulement (!) de valider le travail des cabinets ministériels de la
majorité. Donner des idées, clarifier une perspective, faire une
synthèse, c'est un autre rôle que celui de chef, et même que celui
de tribun. C'est un travail de connaissance de la réalité, de
clarification des objectifs, de réflexion, de parole. Il y a
plusieurs sortes d'acteurs pour cela, plusieurs canaux. La nouvelle
société, l'autre société, la société dont nous avons
besoin, celle que nous voulons, la société solidaire, qui ne
gaspille pas, écologique, qui donne à tous plus qu'une chance, une
réelle capacité d'accomplissement et de bonheur, une réelle
égalité des personnes et des peuples, sans uniformité, qui donne
le respect pas seulement dans la forme, qui évite les vraies ou
fausses naïvetés, qui assume la complexité mais ne nous embrouille
pas dans la confusion mentale, qui ne pense pas qu'à court terme,
qui ne prêche pas pour les miracles, qui ne nous détourne pas vers
les divertissements dénués de sens mais où l'on fasse la fête,
qui ne nous fatigue pas avec le sucre sans sucre, le sexe sans
contact physique et la graisse sans graisse, elle s'appellera
comment ? Un « nouveau capitalisme », un « nouveau
socialisme », autrement ? Moi pas savoir, moi pas
prophète. J'explore un peu la question en annexe. L'important est de
travailler sur les solutions et leurs cohérences ; avec audace,
persévérance, modestie, intelligence, courage ; les mots
viendront sans doute au bon moment. Pas très grave si ils viennent
un peu trop tôt ou un peu trop tard. Idéalisme ? Cet idéalisme
là, ou son cousin, est le seul réalisme qui nous reste.
Inventer, disons-nous, mais avec qui ?
Certainement pas avec (seulement) une fraction de la gauche. En
écoutant plusieurs discours, en en construisant de nouveaux – je
parle de discours traçant des perspectives et des chemins, pas de
baratin –, en évitant de se tromper sur le diagnostic ou de cacher
la réalité pour sauver ses meubles, en se mettant d'accord dans la
pratique avec tous les gens qui souhaitent humanisme et progrès, qui
comprennent quelques mécanismes, qui acceptent de contribuer au
nécessaire effort commun. En écoutant les professionnels de la
politique, de l'administration ? Certes, mais pas seulement ceux
là ; ils sont formés aux solutions connues et peuvent même
penser à des réformes ; c'est déjà ça mais ils ne suffisent
pas. Certainement pas en attendant tout d'un Président,
fût-il excellent ; et François Hollande peut l'être. La
politique ne doit pas être d'abord l'art de conquérir « le
pouvoir » mais surtout celui de construire des solutions,
d'identifier des perspectives et des chemins. Au travail. Haut
les cœurs. Et tant pis si ça sent la sueur.
Ce que je viens de dire est une perspective
quelque peu personnelle ; je me suis un peu lâché comme on dit
vulgairement, ça m'arrive parfois. Pas très éloignée cependant de
ce que pensent d'autres personnes qui acceptent de se prendre la tête
et d'espérer. Comment éviter de se prendre la tête dans la
situation actuelle ? Mais ne cherchez pas à me cataloguer un
peu plus ou un peu moins à gauche : ce n'est pas le problème
et vous n'y arriverez pas. Les solutions toutes faites sont naïves
ou comptent sur la naïveté des autres ; pour un temps.
Annexe : des mots et des choses
Explorons les mots. C'est pas tout, mais ça compte.
Dans notre effort pour réformer ou dépasser le capitalisme (je
préfère dépasser, vous l'avez compris), plusieurs vont
chercher des mots et des signes ; il n'y a pas que des
linguistes, il y a aussi des sémiologues, même s'ils sont des
Monsieur Jourdain de la sémiologie.
On cherche des mots avec raison : les mots sont chargés ;
on voudrait rallier large, donc utiliser les mots multi-fétiches ;
à moins qu'il ne faille inventer des mots sans connotation, sans
fétichisme, justement, pour rassembler. Des mots presque vides comme
« nouveau », « génération »,
« changement », « fort » : la politique,
ça marche aussi comme ça, enfin d'après les grands muftis
communicateurs. Comment dépasser les connotations négatives, éviter
les crises allergiques, sans fournir un sac fade et vide ? Petit
remue-méninges. Il y a aussi moyen de changer radicalement le
contenu sans changer le mot ; exemple « Parti Communiste
de Chine » ; on pourrait faire çà avec le capitalisme ;
je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Avec un peu d'humour
et de patience, un nouveau groupe nominal, on devrait arriver à le
construire ; enfin peut-être.
Les raisonnables vont préférer nouveau
capitalisme ; les fidèles (mais pas trop) vont vouloir
nouveau socialisme – mais
socialisme, c'est une
injure, en Amérique –
on n'est pas en Amérique ; et chez eux, Libéral
en est aussi une, pour les buveurs de thé et même des buveurs de
bière à cou rouge.
Les alter-mondialistes
ont fait un effort intéressant, du coté des mots ; d'ailleurs,
il faut travailler avec eux ; mais la place est prise et ils se
défendront de toute récupération.
Plusieurs vont vouloir un coté graphique, une ou des
couleurs, peut-être : rose et vert ? - ça fait
caca d'oie ; rose tout court, c'est trop modéré, on veut la
métamorphose (révolution, arrête ton char ; arrête
ton charre) ; rouge, ça ne va pas, en général, sauf au
Premier Mai ; blanc, c'est trop royal, bleu faut voir, mais pas
marine ; orange, c'est pris par les Ukrainiens – et alors ?
Mauve ? C'est rose et bleu, la lavande, ça sent bon - on
met en réserve. Vert tout court c'est islamiste - mais non, c'est
écologiste ; l'écologie n'est qu'une facette ; et puis on
n'a rien contre la polysémie, au contraire ; sauf si elle est
trop incongrue. Plusieurs facettes ? Un Rubik's cube ? Tu
veux vraiment un casse-tête ? Mais le monde est
complexe, hombre. Des gays et lesbiennes come-outés
proposent un arc en ciel. Des maçons pas come-outés tentent
d'introduire un trois. Des anciens gaullistes d'origine slave
proposent une sorte de croix de Lorraine revisitée – tout aussi
abscons et complètement à coté de la plaque. Des sémites
réconciliateurs, d'origine viennoise (ils connaissent
Hundertwasser), proposent un triangle avec une étoile de David, un
croissant et même une croix, genre ☽✞✡-
mais non voyons, soyons laïcs, pas syncrétiques. Des amateurs de
réseaux sociaux proposent des cercles qui s'entrecroisent – comme
les jeux olympiques ? Non, comme Google+ ; c'est déjà
pris, non ? Une photo de quelques anonymes sympathiques :
une employée de banque coopérative, un ouvrier bien de chez nous,
un consommateur éclairé, un énarque prenant le métro, une
vendeuse de super-marché, un conducteur de charrue, un cadre à la
cravate froissée – et un hacker avec un masque ? Un
Africain propose un baobab à coté d'un sapin et d'un chêne :
du Nord au Sud et même de l'Est à l'Ouest – silence gêné :
tu crois que ça peut pousser ensemble ? Je préférais le
clocher - c'est pas possible, on peut pas mettre de minaret. Les
Libanais ont bien un cèdre et ils poussent parfois ensemble. On
parle d'Économie, voyons. OK, mais la réunion de l'arbre à
palabres et de Tannenbaum, c'est intéressant, non ? Depuis
quand les baobabs sont-ils des arbres à palabres ? Ce sont les
Belges qui ont besoin d'arbre à palabre – pas seulement eux. On
s'égare ?
On revient aux mots, peut-être par les
initiales. Des chrétiens prudemment prophétiques proposent Nouvelle
Cité – pourquoi pas phalanstère, tant que tu y es ?
Des gens d'origine asiatique proposent l'Économie Éveillée
– personne ne comprendra, voyons, les gens ne connaissent pas
Bouddha. Des européens cherchent un sigle qui se lise dans un sens
en français et dans l'autre en anglais, comme ONU et UNO. Tant
qu'on y est, cherchons un palindrome – un palindrome bilingue,
c'est difficile ; il nous faudrait un surréaliste – mais non,
on est des réalistes. Maître Xavier du
Schmoll de la France Des Traditions propose une approche
héraldique – pour une ville, d'accord, mais pour un nouveau cours
socio-économique ? On a eu la faucille et le marteau ;
vous voulez l'IPAD et la cocotte-minute ? Le robot de soudure et
le pulvérisateur d'insecticide ? Le jean et la cravate ?
Économie Libre, Sociale, Solidaire et Humaniste, ça fait ELISOSOHU
– trop long, pas assez de gauche, incongru. Et merde !
Bon, il faudra améliorer le brain-storming,
pardon, le remue-méninges. Rigoler, d'accord, mais aussi inventer,
pardon, créer. L'idée est que les mots, les sigles, les graphismes,
les couleurs, les sons ont leurs poids, charrient des souvenirs, des
morceaux d'inconscient, des sentiments, des désirs, des peurs, des
malaises sournois, des analogies, des liens imprévus, des fenêtres
ouvertes, des portes fermées, parfois même des concepts ; ils
connotent, parfois même ils dénotent. Ce n'est pas indifférent. Il
en surgira. L'idée est surtout de réunir les efforts de plusieurs
familles, de rassembler sans trahir. De construire des
consensus sur des mesures importantes, qui nous permettent d'avancer,
de résoudre nos principaux problèmes, et de mettre un signe de
ralliement sur cette communauté d'effort, sur cette convergence,
fût-elle multicolore ou métissée. Aujourd'hui, le signe du
changement et du rassemblement, c'est largement la photo d'un homme
normal. Mais on ne va pas tomber dans le culte de la personnalité,
n'est-ce pas ? Nous, les français, on n'est pas très portés
sur le culte de la personnalité ou alors ça ne dure pas, et c'est
tant mieux. Pourtant, la synthèse de la distance et de la proximité,
pas facile, mais possible ; la preuve par François. Ce serait
bien de trouver un signe qui ait ces qualités et ne soit pas la
photo d'un homme en costard ; ce serait surtout bien de
continuer à converger malgré nos différences.
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