lundi 14 mai 2012

Un débat à venir ?


Y a-t-il un débat à gauche ?
   concerne-t-il tous les progressistes ?
   tous les humanistes ?
   tous les républicains ?

Je lisais ce matin une note d'Olivier Ferrand, que je vous propose de lire également. Cette note est à mon avis intéressante, parce qu'elle dit des choses justes, mais atténue cependant une part du discours classique de la gauche et par suite s'y oppose en creux, avec modération bien sûr.
Citons O.F. :
On assiste aujourd’hui à une recomposition du paysage politique qui se structure moins exclusivement qu’auparavant sur les questions économiques et sociales, mais aussi désormais sur les questions « culturelles », identitaires (identité nationale, immigration, place de l’islam dans la République, etc).
On peut citer d'autres éléments, mieux vaut lire l'ensemble, on ne perd pas son temps.
Ce discours suggère une réflexion, qui est pour moi plus qu'actuelle : fondamentale. Quelle question est ainsi posée ? Cette question est-elle une simple interrogation, est-elle un clivage potentiel  ? Qui concerne-elle ? Qu'est-ce que j'en pense ?

La question identitaire

O.F. explique que le vote des Français pour François Hollande et donc le désaveu de Nicolas Sarkozy est pour son conseiller Patrick Buisson une « défaite à la Pyrrhus » parce que l'élection a certes été perdue pour lui et son camp, mais l'on assiste déjà à un glissement de la Droite d'un positionnement centre-droit, nettement séparé du discours nationaliste et proche du discours démocrate-chrétien traditionnel vers un discours de Droite dure, que l'on peut nommer UMPFN, un peu comme les Républicains américains se sont « droitisés » ; merci Nicolas. C'en serait donc fini de l'UMPS comme lieu de débat républicain entre des gens certes adversaires mais partageant cependant quelques convictions de base. L'UMP va-t-elle devenir UMPFN ou se recentrer sur des valeurs disons plus classiquement républicaines ? Va-t-elle éclater et se disputer les dépouilles après les Législatives ? Je ne sais pas. On avisera.
Concentrons nous un instant sur la question identitaire. Je ne suis peut-être pas le mieux placé étant né à Bruxelles, de deux parents français, avec une grand-mère italienne, une enfance belge, des études en France, une carrière professionnelle en partie à l'étranger (Italie, Russie, Allemagne, Angleterre, États-Unis), j'ai une sœur en Californie, un cousin à New-York, je lis chaque semaine quelques dizaines de pages de la presse anglo-saxonne ainsi que Courrier International. Je connais moins bien l'Asie et l'Afrique, mais y ai passé plus d'un trimestre, surtout en Asie, cependant (Inde, Chine, Japon). Je connais le conflit flamands-wallons. J'ai connu des protestants qui avaient encore les lampes sourdes qu'utilisaient leurs ancêtres pour aller prier au « désert » en cachette ; en France. J'ai lu beaucoup de textes chrétiens, quelques uns d'autres religions, pas toutes de la trilogie monothéiste. Lorsque, jeune, je prenais part aux réunions de l'Action Catholique, nous ne considérions pas notre religion comme une affaire purement privée : nous étions concernés par nos comportements de citoyens ; sans vouloir imposer la Loi de Dieu. Je parle avec des gens de plusieurs cultures, y compris politiques, y compris religieuses. J'ai donc aussi une vue sur l'immigration, sur l'émigration, sur quelques épurations ethnico-religieuses pas toujours soft, pas toujours lointaines. Je suis Français, pas par le lieu de naissance, mais par les gènes et la culture, par l'amour de la France, par l'adhésion à ses idéaux, notamment l'égalité. Je ne connais pas bien plusieurs autres régions du monde, mais je sais qu'elles existent et ont des citoyens intelligents sur plusieurs sujets identifiés ; l'Australie par exemple. Après tout, quelques relations avec « les autres » donnent aussi un peu de recul.
Il y a eu et il y aura encore bien des discours stigmatisant les gens d'autres cultures, nomades ou sédentaires, musulmans amalgamés comme immigrés même s'ils sont ici depuis trois générations, même s'ils sont Français. Il y a bien parfois de subtiles distinctions entre Islam de France et Islam en France, mais c'est trop subtil, pour beaucoup. L'intégration n'est pas nécessairement, n'est pas toujours l'effacement des différences et la négation des racines. Trop souvent, l'intégration ne fonctionne pas bien ou pas assez bien. Une personne fiable m'a raconté avoir entendu dans le bus une conversation entre de jeunes copines apparemment d'origine maghrébine ; l'une d'elles venait de déménager et les autres lui demandaient si elle était contente de son nouveau logement. Oui, répondait-elle, mais on sentait une réserve. Les copines insistant lourdement, elle a fini par dire « il y a un peu trop de Français parmi les voisins »... Elle n'était pas très à l'aise avec ceux-là ; à moins que ce soient les voisins qui n'étaient pas tous très à l'aise avec elle. Les beurettes peuvent avoir du mal à s'intégrer, par exemple en avoir assez de la stigmatisation.
Je passe rapidement sur les questions socio-économiques concernant l'immigration. On sait (quand on regarde les études sur le sujet) que les immigrés non français nous prennent fort peu du travail disponible ici. On sait aussi qu'en période de crise - et Dieu ou Allah seul(s) savent combien de temps ça va durer, autant dire qu'on ne sait pas -, on ne peut éviter de modérer l'immigration légale et de combattre l'immigration illégale, et on le fera. On sait aussi – ou plutôt peu de gens savent, mais c'est ainsi – que l'immigration est beaucoup plus faible en France que dans la plupart des pays occidentaux, Olivier Ferrand le rappelle. On sait, si l'on prend le RER le matin avant sept heures, que les gens de couleur que l'on côtoie ne vont pas tous manger un couscous ou à la mosquée mais plutôt au boulot.
J'ai été chrétien ; vraiment ; je ne le suis plus ; assurément. Ça ne m'a pas fait sombrer profond dans le « matérialisme vulgaire ». C'est pas demain la veille que je sera mahométan. Je n'apprécie pas l'ostracisme persistant des Turcs envers les chrétiens, pour citer un exemple relativement peu connu. Dans son âge d'or, l'Islam était ouvert aux autres ; espérons que cela reviendra. Inutile de nous fermer en attendant. Un grand nombre de musulmans sont morts pour la France. On a le droit de croire ; beaucoup moins d'obliger les autres à en faire autant. Politiquement, citoyennement, soyons laïcs.
Le matraquage de divers « militants » de droite ayant contrairement à leurs protestations tout l'accès désiré aux médias étant ce qu'il est, bien des immigrés ne se sentent pas bien ici, bien des Français pensent que ces fichus étrangers sont responsables de nos maux. Ont-ils comparé les chiffres des ressources utilisées par ces gens et ceux des ressources partant vers les actionnaires un peu partout dans le monde et même à Neuilly ou dans le Golfe ? Non, bien sûr. Ont-ils des différends théologiques ? Pas très souvent, je crois. Parce que les pauvres musulmans visibles, ils les voient et ils sont différents, alors que les riches dans leurs quartiers sécurisés – parfois musulmans - ils ne les voient pas, ou seulement sur la plage dans la presse people. Parce que les chiffres ne leur disent rien quand il s'agit de milliards d'euros, mais leur disent quelque-chose lorsqu'il s'agit de centaines d'euros.
C'est vrai qu'il y a eu pas mal de gens d'origine maghrébine à la bastille le 6 mai au soir ; beaucoup, des Français le plus souvent – eux seuls ont voté parmi les musulmans -, ont ressenti une sorte de libération ; moi, je suis seulement allé boire un verre à Verrières. J'ai aussi ressenti une vraie joie, un véritable espoir. Cela ne m'est pas venu à l'idée d'aller agiter un drapeau, fût-il bleu-blanc-rouge.
Pourquoi proposer le vote des immigrés stabilisés - depuis cinq ans par exemple - aux élections locales ? Parce que ceux qui sont ici légalement depuis des années, paient des impôts et des cotisations sociales, qu'ils soient destinés à repartir ou à devenir Français ne doivent pas nécessairement rester des sujets, comme l'a rappelé Robert Badinter ; parce qu'ils peuvent apprendre la démocratie, pas seulement en regardant la télé, mais en participant eux même à la vie démocratique. Cela les rapprochera de nous, qui nous souvenons parfois que nous avons même élu des gens qui ne se souciaient guère de nous. Cela ne leur ouvrira pas le droit à être élus. Nous ne sommes pas pour l'isolement communautaire : personne n'a à y gagner. François Hollande ne fera adopter cette mesure que si elle bénéficie d'un large consensus, il a été clair à ce sujet.
Résumons : même si c'est pour beaucoup une diversion évitant de porter le regard sur les vraies causes de nos problèmes, la question identitaire a pris, de fait, beaucoup d'importance. Nous devons assumer la question : être nous-mêmes, respecter les Français d'origine ou de religion différente, accueillir et respecter les immigrés légaux, maintenir modérée l'immigration légale, lutter contre l'immigration illégale, être ouverts aux autres, être patriotes, pas nationalistes. La fermeture consiste à penser que nous seuls pouvons adhérer à nos propres idéaux. Le patriotisme consiste aussi à savoir que nos valeurs peuvent être partagées, peuvent intéresser les autres, qu'ils soient européens ou africains ou qu'ils viennent de plus loin.
Ceci ne fait guère débat à l'intérieur de la gauche et la note d'Olivier Ferrand est claire, plus que mon propre texte, sans doute. A vrai dire, l'essentiel est aussi partagé par le centre et la tradition démocrate-chrétienne, disons les républicains humanistes. Pas par l'UMPFN bien sûr.
Le débat plus ouvert – qui traverse souvent chacun de nous – concerne d'autres sujets ; nous y viendrons.

La question socio-économique

Ce n'est pas du baratin : alors que le capitalisme d'après guerre, que ce soit en Amérique ou en France, pratiquait une certaine égalité ou plutôt modérait les inégalités, disons dans la lignée du Fordisme, celles-ci ont explosé à partir des années 1975, lors de la victoire de Reagan et Thatcher, de l'émergence des Chicago boys (ces économistes néo-libéraux). La part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises de l'OCDE a baissé de 10 % depuis cette « révolution conservatrice ». Lorsque j'ai dit cela à la dernière réunion de Hervé Hocquard - merci pour son ouverture au dialogue -, il a répondu avec un zeste d'ironie ou d'incompréhension que je remontais bien loin. Pour comprendre, il ne suffit pas toujours de se souvenir de l'an dernier. Les dettes publiques ont explosé surtout parce que les impôts des riches ont été réduits ; Nicolas Sarkozy y a fortement contribué. Ces riches ont gagné sur les deux tableaux : d'un coté ils paient moins d'impôts, de l'autre ils bénéficient des intérêts de leurs prêts aux États, sans trop de travail ou de risque jusqu'à ce que ça ne marche plus ou que ça ne « passe » plus. Et ils gagnent sur un troisième tableau : comme créanciers importants, ils dictent leur loi. C'est normal, une société où plus on est dans les problèmes – pour être poli -, plus il faut payer d'intérêts aux prêteurs, ça ne vous rappelle pas le système des usuriers ? C'est normal une société où plus on est dans les problèmes, moins on travaille par la vertu du chômage ? Vous savez que le temps de travail réel des nations occidentales, immigrés compris, baisse en ces temps de crises par la « vertu » du chômage et du temps partiel ? En Allemagne, sans même prendre en compte l'effet du chômage, la durée effective moyenne de travail est passée de 31,6 heures par semaine en 2000 à 30,3 heures en 2006 (avant la crise des subprimes) et 30,05 heures en 2010. Ça colle avec ce que l'UMP vous a expliqué ?
J'écris un peu, je lis beaucoup. Je suis en train de lire « La zone d'inconfort » de Jonathan Franzen, un des meilleurs auteurs américains actuels. Publiée en 2006, c'est une autobiographie. Je vous la recommande. Les constatations socio-économiques de cette semi-fiction n'en sont pas moins exactes et saisissantes. Citons en une.
Page 23, je raccourcis la phrase : « Le pays [les États-Unis] finit [en 2006] dans un système où un pour cent de la population accapare 60 % des revenus, c'était 8 % en 1975. »
Si vous voulez des chiffres très officiels sur l'évolution de la dette publique américaine et de la distribution des revenus, consultez le site internet de la Federal Reserve. Il est parfois utile de ne pas se contenter de regarder la télé et de remonter aux sources. Si vous voulez savoir où en sont les revenus en France, consultez salaire moyens. Si vous voulez voir l'évolution de nombreux indicateurs en France, consultez l'open data français. Il faut un peu de patience, mais on trouve, en cherchant par exemple « dette publique » ou « revenu des ménages ».

Quelles sont les clés de notre avenir ?

Jusqu'ici, pas de problème si j'ose dire. Personne ne peut nier la réalité, on peut seulement la taire, ou parler d'autre chose, des immigrés par exemple (encore que... le mensonge, ça existe aussi). Mais ça se complique si l'on parle de l'avenir, si l'on parle des avenirs possibles. A mon humble avis – mais je ne suis pas le seul – on ne lit pas dans le marc de café, on ignore si l'on va sortir de la crise, ou si vous préférez des crises à rebondissements. Il est de plus en plus clair que compter sur les seules politiques d'austérité ne nous permettra pas de sortir de « la » crise, qu'il faut donc, comme le dit François Hollande, chercher la relance, en plus d'une meilleure équité fiscale et d'efforts d'économie. Il ne peut guère avoir tort sur ces deux points fortement corrélés.
Là où ça devient plus incertain, c'est quand on se pose la question suivante : « la ou les crises actuelles sont-elles de nature cyclique, conjoncturelle, ou plus grave, plus structurelle, plus systémique, pour employer différents vocabulaires ? ». Autrement dit, est-ce qu'on va retrouver la croissance et avec elle un niveau supportable d'inégalités, un niveau supportable de revenus pour ceux qui travaillent, par les mesures aujourd'hui prévues ? Est-ce que cela suffira, par exemple, pour ne plus avoir de travailleurs pauvres, de ceux qui doivent arbitrer entre un logement décent, une nourriture saine et les soins nécessaires, pour ne pas parler d'un bouquin de temps en temps ? Certains immigrés africains entretiennent un village africain entier par le versement Western Union d'une partie de leur salaire. La redirection d'un bonus de plusieurs millions d'euros permet de sortir de la pauvreté quelques milliers de personnes.
Là, il y a à gauche disons deux perspectives : les uns pensent que François Hollande a raison d'être relativement confiant, que le calme va revenir après la tempête, comme toujours. D'autres pensent qu'il faut (il faudrait si vous voulez) une sorte de métamorphose de nos sociétés, qui ne peut pas être dans un seul pays, même pas le nôtre, pour sortir d'une « logique » où le pouvoir économique est de plus en plus dans les mains de gens qui ne pensent qu'à optimiser leurs profits, appelons les les cupides pour simplifier ; qu'on ne peut compter seulement sur l'État, qu'il faut encourager et faire émerger des agents économiques qui fonctionnent dans une autre logique, en tenant compte de tous les porteurs d'enjeux : ceux qui apportent des capitaux, ceux qui travaillent, les États et autres collectivités démocratiques (les Régions par exemple) représentant l'intérêt général, notamment la société soucieuse de l'environnement et des ressources à long terme, sans parler des clients. Ceci peut s'exercer par les agents de l’Économie Sociale et Solidaire, notamment ; cela peut être, cela doit être un lieu d'innovation de la gouvernance, de la démocratie. Aussi par des réformes de la régulation et de la gouvernance des entreprises « ordinaires », sans doute. Personnellement, je n'en sais rien. Je ne suis pas le seul, malheureusement. François Hollande et beaucoup de nos futurs Députés de gauche sont favorables à l'ESS mais pensent sans doute que cela restera minoritaire, voire interstitiel ou négligeable globalement, quoique utile et sympathique. On peut aussi envisager non pas de « faire défaut » sur la dette, mais d'imposer par le pouvoir politique, probablement à l'échelle européenne, de ne rembourser qu'avec un taux d'intérêts de 1 % les dettes anciennes, par exemple de plus de cinq ans. Souvenez-vous que les banques empruntent à 1 % à la BCE. Cette mesure n'est pas dans le programme de François Hollande et il a peut-être raison ; peut-être ; pour ne pas affronter le dragon de face et cela tout seul ; ce n'est pas Saint Michel. Assurément nous devons nous libérer de la dette pour reconquérir nos libertés collectives (on appelle aussi ça « retrouver des marges de manœuvre ») et sans doute pas mal de nos libertés individuelles ; tout le monde est d'accord (je simplifie).
Deux visions possibles, donc, deux visions qui coexistent réellement, à vrai dire : (1) rétablir davantage de justice et d'égalité et compter sur la croissance, ou (2) s'engager dans des transformations plus profondes, plus structurelles. Et ne nous dites pas que les réformes structurelles doivent être d'abord le détricotage de la protection sociale ou de ce qu'il en reste. C'est le discours de Madame Merkel, il est de moins en moins dominant. Il faut aussi plus de mobilité, au moins dans nos têtes, certes. Une possible rechute grave dans la crise nous placera devant un dilemme : rendre le pouvoir à la Droite ou s'atteler à des changements plus profonds, s'il n'est pas trop tard. D'un mal peut venir un bien. Mais rien ne nous empêche d'y travailler maintenant, à cette métamorphose. Pour revenir à la lecture qui a déclenché ce texte, Olivier Ferrand est plus proche de la première vision. Tant pis : même ceux qui mettent plus de confiance – et de désir - dans la seconde auront besoin de lui quand même. On n'est pas prêts ? Il faudra bien se bouger quelques organes pour sortir du cercle vicieux austérité – nouvelle crise – inégalités qui explosent et deviennent... explosives. Tous les déclassés ne vont pas se terrer indéfiniment. Les charités publique ou privée peuvent être insuffisantes si la vision (1) s'avère insuffisante.
S'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que la « solution » que propose ou va proposer la droite n'en est pas une. Cette certitude ne rassure pas.

Quelles relations pouvons-nous articuler entre ces deux visions ?

Voici la question annoncée, celle dont la réponse n'est pas évidente : on peut avoir plusieurs attitudes face à cette alternative.
L'une consiste à dire qu'un seul des deux termes de l'alternative est réaliste. Le problème est qu'on ne sait pas très bien lequel est réaliste, c'est à dire lequel permet de résoudre le problème.
Une autre attitude consiste à transformer cette interrogation en lutte politique – interne aux progressistes – entre les partisans d'une démarche et ceux de l'autre. C'est peut-être ce que l'on fera, mais j'imagine assez bien le résultat : le retour de la nouvelle droite UMPFN. Même si retour et nouvelle contiennent un paradoxe, cela peut se produire. A moins que cette lutte ne soit surtout un débat.
Personnellement, je propose une troisième attitude, qui n'est pas la moyenne arithmétique des deux précédentes : reconnaître que nous ne sommes pas devins, travailler à concevoir et commencer à mettre en œuvre une autre société (les « lois » économiques dépendent aussi de nos comportements collectifs et individuels, que nous pouvons choisir plus qu'on ne croit), prendre dès maintenant le plus possible de mesures réduisant le coté systémique (disons profond) de la crise à rebondissements, débattre et expliquer, se préparer à de plus grands changements structurels. Pour revenir à un capitalisme plus bienveillant ? Pour inventer une autre société ? Pourquoi pas ? Les mots sont importants mais ne sont pas tout et ne doivent pas nous empêcher de tirer dans le même sens, concrètement. Voyez l'annexe, à la fin de ce message.
Parlons un peu de rêves, justement. Le rêve américain, celui dont la droite américaine revendique l'héritage, celui de familles libres travaillant dans la saine compétition mais aussi dans la coopération, sans État ou presque, ressemble plus qu'on ne croit au rêve communiste, après le dépérissement de l'État, dans la société sans classes. Ils ne le savent pas mais ces deux rêves là sont libertaires et pourquoi pas. Le rêve de la charia, que je connais moins bien il est vrai, me semble davantage ressembler au rêve de l'autorité bleu marine ; intéressant paradoxe. Le problème est que le rêve ultra libéral américain s'est transformé et continue à se transformer en cauchemar de la dictature des cupides. Le problème est que la dictature du prolétariat s'est transformée en cauchemar de la dictature des apparatchiks, puis en dictature de néo-féodaux, de capitalistes enthousiastes et de la mafia. Le rêve français, Liberté-Égalité-Fraternité, quelque peu incomplet en termes économiques, peut cependant rester le nôtre, être partagé et approfondi. C'est aussi celui de la séparation des pouvoirs, pas exactement celui du mépris des magistrats, celui où les magistrats doivent obéir (à qui, grands dieux ?), travailler plus vite et se taire. Il peut et doit être approfondi. Cela veut dire aussi extension du domaine de la démocratie. On a besoin de Direction (de chefs) pour cordonner les gestes, comme un chirurgien ou une chef d'orchestre le font. Pas pour choisir les grandes orientations : pour cela, la démocratie est une meilleure perspective, y compris au sein des agents économiques ; il faut travailler à son approfondissement, à ses méthodes concrètes. J'ai fait allusion à la démocratie délibérative, qui n'est pas exactement la démocratie participative ; certainement pas le chèque en blanc ; on peut faire mieux que déléguer le pouvoir à ses élus, bien que ce ne soit pas facile ; et beaucoup mieux que se résigner au pouvoir absolu des seuls actionnaires. On a besoin de maîtriser les chefs, de les contenir dans le rôle de coordination des gestes qui exigent la coordination. Les Législateurs, c'est autre chose : leur rôle n'est pas d'être des chefs, ni de servir d'intermédiaire pour accéder aux puissants, mais de faire la Loi ; pas seulement (!) de valider le travail des cabinets ministériels de la majorité. Donner des idées, clarifier une perspective, faire une synthèse, c'est un autre rôle que celui de chef, et même que celui de tribun. C'est un travail de connaissance de la réalité, de clarification des objectifs, de réflexion, de parole. Il y a plusieurs sortes d'acteurs pour cela, plusieurs canaux. La nouvelle société, l'autre société, la société dont nous avons besoin, celle que nous voulons, la société solidaire, qui ne gaspille pas, écologique, qui donne à tous plus qu'une chance, une réelle capacité d'accomplissement et de bonheur, une réelle égalité des personnes et des peuples, sans uniformité, qui donne le respect pas seulement dans la forme, qui évite les vraies ou fausses naïvetés, qui assume la complexité mais ne nous embrouille pas dans la confusion mentale, qui ne pense pas qu'à court terme, qui ne prêche pas pour les miracles, qui ne nous détourne pas vers les divertissements dénués de sens mais où l'on fasse la fête, qui ne nous fatigue pas avec le sucre sans sucre, le sexe sans contact physique et la graisse sans graisse, elle s'appellera comment ? Un « nouveau capitalisme », un « nouveau socialisme », autrement ? Moi pas savoir, moi pas prophète. J'explore un peu la question en annexe. L'important est de travailler sur les solutions et leurs cohérences ; avec audace, persévérance, modestie, intelligence, courage ; les mots viendront sans doute au bon moment. Pas très grave si ils viennent un peu trop tôt ou un peu trop tard. Idéalisme ? Cet idéalisme là, ou son cousin, est le seul réalisme qui nous reste.
Inventer, disons-nous, mais avec qui ? Certainement pas avec (seulement) une fraction de la gauche. En écoutant plusieurs discours, en en construisant de nouveaux – je parle de discours traçant des perspectives et des chemins, pas de baratin –, en évitant de se tromper sur le diagnostic ou de cacher la réalité pour sauver ses meubles, en se mettant d'accord dans la pratique avec tous les gens qui souhaitent humanisme et progrès, qui comprennent quelques mécanismes, qui acceptent de contribuer au nécessaire effort commun. En écoutant les professionnels de la politique, de l'administration ? Certes, mais pas seulement ceux là ; ils sont formés aux solutions connues et peuvent même penser à des réformes ; c'est déjà ça mais ils ne suffisent pas. Certainement pas en attendant tout d'un Président, fût-il excellent ; et François Hollande peut l'être. La politique ne doit pas être d'abord l'art de conquérir « le pouvoir » mais surtout celui de construire des solutions, d'identifier des perspectives et des chemins. Au travail. Haut les cœurs. Et tant pis si ça sent la sueur.
Ce que je viens de dire est une perspective quelque peu personnelle ; je me suis un peu lâché comme on dit vulgairement, ça m'arrive parfois. Pas très éloignée cependant de ce que pensent d'autres personnes qui acceptent de se prendre la tête et d'espérer. Comment éviter de se prendre la tête dans la situation actuelle ? Mais ne cherchez pas à me cataloguer un peu plus ou un peu moins à gauche : ce n'est pas le problème et vous n'y arriverez pas. Les solutions toutes faites sont naïves ou comptent sur la naïveté des autres ; pour un temps.

Annexe : des mots et des choses

Explorons les mots. C'est pas tout, mais ça compte. Dans notre effort pour réformer ou dépasser le capitalisme (je préfère dépasser, vous l'avez compris), plusieurs vont chercher des mots et des signes ; il n'y a pas que des linguistes, il y a aussi des sémiologues, même s'ils sont des Monsieur Jourdain de la sémiologie. On cherche des mots avec raison : les mots sont chargés ; on voudrait rallier large, donc utiliser les mots multi-fétiches ; à moins qu'il ne faille inventer des mots sans connotation, sans fétichisme, justement, pour rassembler. Des mots presque vides comme « nouveau », « génération », « changement », « fort » : la politique, ça marche aussi comme ça, enfin d'après les grands muftis communicateurs. Comment dépasser les connotations négatives, éviter les crises allergiques, sans fournir un sac fade et vide ? Petit remue-méninges. Il y a aussi moyen de changer radicalement le contenu sans changer le mot ; exemple « Parti Communiste de Chine » ; on pourrait faire çà avec le capitalisme ; je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Avec un peu d'humour et de patience, un nouveau groupe nominal, on devrait arriver à le construire ; enfin peut-être.
Les raisonnables vont préférer nouveau capitalisme ; les fidèles (mais pas trop) vont vouloir nouveau socialisme – mais socialisme, c'est une injure, en Amérique on n'est pas en Amérique ; et chez eux, Libéral en est aussi une, pour les buveurs de thé et même des buveurs de bière à cou rouge. Les alter-mondialistes ont fait un effort intéressant, du coté des mots ; d'ailleurs, il faut travailler avec eux ; mais la place est prise et ils se défendront de toute récupération. Plusieurs vont vouloir un coté graphique, une ou des couleurs, peut-être : rose et vert ? - ça fait caca d'oie ; rose tout court, c'est trop modéré, on veut la métamorphose (révolution, arrête ton char ; arrête ton charre) ; rouge, ça ne va pas, en général, sauf au Premier Mai ; blanc, c'est trop royal, bleu faut voir, mais pas marine ; orange, c'est pris par les Ukrainiens – et alors ? Mauve ? C'est rose et bleu, la lavande, ça sent bon - on met en réserve. Vert tout court c'est islamiste - mais non, c'est écologiste ; l'écologie n'est qu'une facette ; et puis on n'a rien contre la polysémie, au contraire ; sauf si elle est trop incongrue. Plusieurs facettes ? Un Rubik's cube ? Tu veux vraiment un casse-tête ? Mais le monde est complexe, hombre. Des gays et lesbiennes come-outés proposent un arc en ciel. Des maçons pas come-outés tentent d'introduire un trois. Des anciens gaullistes d'origine slave proposent une sorte de croix de Lorraine revisitée – tout aussi abscons et complètement à coté de la plaque. Des sémites réconciliateurs, d'origine viennoise (ils connaissent Hundertwasser), proposent un triangle avec une étoile de David, un croissant et même une croix, genre ☽✞✡- mais non voyons, soyons laïcs, pas syncrétiques. Des amateurs de réseaux sociaux proposent des cercles qui s'entrecroisent – comme les jeux olympiques ? Non, comme Google+ ; c'est déjà pris, non ? Une photo de quelques anonymes sympathiques : une employée de banque coopérative, un ouvrier bien de chez nous, un consommateur éclairé, un énarque prenant le métro, une vendeuse de super-marché, un conducteur de charrue, un cadre à la cravate froissée – et un hacker avec un masque ? Un Africain propose un baobab à coté d'un sapin et d'un chêne : du Nord au Sud et même de l'Est à l'Ouest – silence gêné : tu crois que ça peut pousser ensemble ? Je préférais le clocher - c'est pas possible, on peut pas mettre de minaret. Les Libanais ont bien un cèdre et ils poussent parfois ensemble. On parle d'Économie, voyons. OK, mais la réunion de l'arbre à palabres et de Tannenbaum, c'est intéressant, non ? Depuis quand les baobabs sont-ils des arbres à palabres ? Ce sont les Belges qui ont besoin d'arbre à palabre – pas seulement eux. On s'égare ?
On revient aux mots, peut-être par les initiales. Des chrétiens prudemment prophétiques proposent Nouvelle Cité – pourquoi pas phalanstère, tant que tu y es ? Des gens d'origine asiatique proposent l'Économie Éveillée – personne ne comprendra, voyons, les gens ne connaissent pas Bouddha. Des européens cherchent un sigle qui se lise dans un sens en français et dans l'autre en anglais, comme ONU et UNO. Tant qu'on y est, cherchons un palindrome – un palindrome bilingue, c'est difficile ; il nous faudrait un surréaliste – mais non, on est des réalistes. Maître Xavier du Schmoll de la France Des Traditions propose une approche héraldique – pour une ville, d'accord, mais pour un nouveau cours socio-économique ? On a eu la faucille et le marteau ; vous voulez l'IPAD et la cocotte-minute ? Le robot de soudure et le pulvérisateur d'insecticide ? Le jean et la cravate ? Économie Libre, Sociale, Solidaire et Humaniste, ça fait ELISOSOHU – trop long, pas assez de gauche, incongru. Et merde !
Bon, il faudra améliorer le brain-storming, pardon, le remue-méninges. Rigoler, d'accord, mais aussi inventer, pardon, créer. L'idée est que les mots, les sigles, les graphismes, les couleurs, les sons ont leurs poids, charrient des souvenirs, des morceaux d'inconscient, des sentiments, des désirs, des peurs, des malaises sournois, des analogies, des liens imprévus, des fenêtres ouvertes, des portes fermées, parfois même des concepts ; ils connotent, parfois même ils dénotent. Ce n'est pas indifférent. Il en surgira. L'idée est surtout de réunir les efforts de plusieurs familles, de rassembler sans trahir. De construire des consensus sur des mesures importantes, qui nous permettent d'avancer, de résoudre nos principaux problèmes, et de mettre un signe de ralliement sur cette communauté d'effort, sur cette convergence, fût-elle multicolore ou métissée. Aujourd'hui, le signe du changement et du rassemblement, c'est largement la photo d'un homme normal. Mais on ne va pas tomber dans le culte de la personnalité, n'est-ce pas ? Nous, les français, on n'est pas très portés sur le culte de la personnalité ou alors ça ne dure pas, et c'est tant mieux. Pourtant, la synthèse de la distance et de la proximité, pas facile, mais possible ; la preuve par François. Ce serait bien de trouver un signe qui ait ces qualités et ne soit pas la photo d'un homme en costard ; ce serait surtout bien de continuer à converger malgré nos différences.

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